Par Epytafe - 21-10-2013 16:31:14 - 6 commentaires
Je finis mon thé, me reverse un maté, j’ai encore un peu de temps. Le maté soulage un peu ma légère gueule de bois, souvenir de la petite fiesta improvisée hier au soir, sur ce même toit où je me trouve. Petite fiesta improvisée, certes, mais quasi-quotidienne. Ce bouge de La Paz mène le bal tous les soirs ou presque. Une bande d’Argentins a investi les lieux, hier soir ils carburaient au Fernet-Coca, un mélange qui, outre son goût un peu dégueu, s’avère redoutable.
Je buvais un thé sur ce toit lorsque je me suis retrouvé entouré d’Argentins (ou plutôt d’Argentines, un ratio de 4 : 1) et tout naturellement inclus dans la fiesta, malgré les difficultés que j’ai à comprendre leur espagnol plutôt rocailleux. De plus, la plaza San-Francisco, toute proche abritait une immense teuf avec fanfares et concerts, le tout régulièrement couvert par les pétards et les feux d’artifices sans lesquels on ne conçoit pas une fête sur ce continent fou.
Sept heure dix, je vide une dernière gourde de maté, la nettoie et quitte définitivement le toit de l’hôtel. Cette ville va me manquer, j’y laisse un appareil de photo, deux objectifs, un ordinateur, un téléphone portable et plus de 300 dollars US qu’on m’a dérobé dans des conditions peu agréables. Mais malgré que je m’y sois fais volé à deux reprises, je laisse dans cette ville quantités d’amis, de bons moments, d’interminables discussions, de sentiments forts et partagés, bref, cette ville me manque déjà. Sept soirées passées sur le toit de cette ruine d’hôtel dont les conditions de conforts des plus précaires cachent à l’œil non-initié une réserve de chaleur humaine peu commune, sept soirés créent des liens.
Mon sac sur le dos, les clefs rendues, je sors. La gare routière est à 20 minutes à pied environ, peut-être un peu plus vu l’altitude et la pollution.
Dimanche matin, sept heure quinze. Les rues proches de l’hostel, habituellement animées sont désertes, boutiques de souvenirs, un luthier, et surtout les tiendas esotericas, boutiques de sorcières qui recèlent quantités de potions ainsi que des fœtus de lamas séchés censés porter chance si on en enterre sous chaque nouvelle construction, tiendas esotericas dont les vendeuses, coiffées du chapeau melon bolivien, jettent des regards peu amènes au gringo qui s’intéresse de trop près à leur commerce.
Désertes les rues ? Pas longtemps. Le premier virage passé me dévoile quatre cadavres plus ou moins entassés les uns sur les autres, un d'eux bouge encore et tend la main à la recherche de sa bouteille de coca qui doit probablement contenir également d’autres ingrédients. Plus loin, c’est dantesque. Pommettes éclatés, dents cassés, bouches qui saignent, je crois même voir un œil crevé, fantômes titubant pour les moins amochés. Sur les bancs sont entassés d’autres fêtards ensanglantés qui, à voir leurs étreintes inconscientes, semblent s’être réconciliés. Le sol est jonché de brique de verre, de flaques aux couleurs indéfinissables mais dont la couleur laisse deviner le contenu, d’étrons aussi. La fête semble avoir été bonne, très bonne. Indifférents, une équipe d’ouvriers achève le démontage de la scène.
Le trafic est déjà infernal, les bus lâchent d’immenses trainées de gaz noires et denses qui envahissent toute la rue. Sept heure vingt, je viens de boire une bouteille d’eau et un demi-litre de maté, mais déjà ma bouche et mon nez sont secs. Sur l’étroit trottoir, de grosses boliviennes ouvrent leurs étals, d’un demi mètre carré chaque, sur lequel elles préparent des repas à emporter sur de minuscules réchauds à alcool, gaz ou à essence. Patates frites, abats grillés, bananes frites ou Francforts (une vague d’immigration allemande au milieu du XXème siècle à quelque peu modifié les habitudes alimentaires locales…)
A côté de ces étales, posés à même le sol, un carton fatigué dans lequel, emmitouflé dans un poncho sale, un bébé, le nez à ras les gaz des camions, tétant goulument un biberon qui contient une boisson beaucoup trop sucrée qui finira invariablement par le rendre obèse, apprend seul à vivre pendant que sa mère se bat pour la pitance, trop sucrée du lendemain. Pendant que sa mère se bat pour des lendemains qui ne chanteront pas.
La Paz, bientôt sept heure trente, je regrette vraiment mon appareil de photo, et déjà, cette ville me manque.
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6 commentaires
Commentaire de Khanardô posté le 22-10-2013 à 10:42:34
Si j'osais je dirais que cela valait le coup d'attendre...
Content de te relire enfin.
Merci à toi pour ce texte.
J'espère que tout va bien pour toi.
Alain
Commentaire de Epytafe posté le 22-10-2013 à 15:40:48
Moi aussi je suis content d'avoir de tes nouvelles. Oui, je ne vais pas trop mal, je quitte l'Amérique du sud demain pour reprendre mon train-train suisse.
Gabriel
Commentaire de Le Lutin d'Ecouves posté le 26-10-2013 à 09:53:12
La vache (si j'ose m'exprimer ainsi), j'ai failli rater ton passage ici. Tu te fais rare mais quelle ambiance. Ça me donnerait envie d'écrire à nouveau si je n'avais pas un tel goût pour la vacuité et les conneries. Merci pour ce recentrage. Tu es vraiment trop rare ici ...
Commentaire de Epytafe posté le 27-10-2013 à 21:34:07
Merci Thierry.
Commentaire de Le Loup posté le 29-10-2013 à 14:16:05
Intéressant ce coup de projo sur tes tribulations. C'est un tort de ramener à soi mais c'est probablement le seul élément sincère pour établir une comparaison alors voilà, je me suis dit : mais qu'est-ce qu'Epytafe fout à bourlinguer la planète en mode aventure ; un coup ici, un coup là... et soudain ça a fait tilt : tu es sûrement une sorte d'aventurier des temps modernes ; en tout cas tu fais des "expériences" que je ne me sens pas de faire, sauf si le château de cartes qui me sert de monde venait à s'écrouler... et même encore... Au plaisir de te lire depuis l'autre monde.
Commentaire de Epytafe posté le 30-10-2013 à 22:03:22
Je ne suis pas vraiment sûr d'être un aventurier, un nombre énorme de gens font des trucs qui m'épatent aussi... J'essaye juste de vivre selon mes goûts, comme nous tous.
Merci Alex
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